Par Thierry Godefridi.
Ceux qui avaient cru comprendre que Antifragile – Les bienfaits du désordre (paru en novembre 2012 dans sa version originale en anglais et en août 2013 dans sa traduction française) constituait le magnum opus, l’aboutissement des autres essais et le dernier de Nassim N. Taleb, l’épistémologue et mathématicien de la Méditerranée orientale, et que celui-ci se consacrerait désormais à ses flâneries aux terrasses des cafés de Paris et d’ailleurs et à l’haltérophilie, se réjouiront de la parution de Skin in the Game – Hidden Asymmetries in Daily Life (publié en français aux Belles Lettres sous le titre Jouer sa peau : Asymétries cachées dans la vie quotidienne )1.
Faut-il y voir une application de cet aphorisme philosophique et pratique dans The Bed of Procrustes ?
Des esprits platoniques s’attendent à ce que la vie se passe comme dans un film, avec des fins définitives ; les esprits concrets s’attendent à ce que les films soient comme la vie, et à l’exception de quelques conditions irréversibles comme la mort, se méfient de la nature définitive de toutes les fins déclarées comme telles par la nature humaine.
Le truculent croisé du hasard (Fooled by randomness, 2000-2001), de l’incertitude (The Black Swan, 2007-2010) et du désordre (Antifragile, 2012) revient dans ce cinquième opus sur un thème auquel il avait fait allusion au début du précédent :
À aucun moment de l’histoire, autant de preneurs de non-risques – tous ceux qui ne s’exposent pas personnellement – n’ont exercé une telle emprise.
Le fait de « Jouer sa peau », adopté comme règle, nous soustrait, selon Taleb, aux méfaits de divergences qui s’accroissent avec la civilisation, entre, par exemple, l’action et le simple bavardage, la conséquence et l’intention, la pratique et la théorie, l’honneur et la réputation, l’expert et le charlatan, le concret et l’abstrait, l’éthique et le légal, l’authentique et le cosmétique, l’être et le paraître, le marchand et le bureaucrate, un entrepreneur et un directeur général salarié, les êtres humains et les économistes, auteurs et éditeurs, l’érudition et le milieu académique, la démocratie et la gouvernance, la science et le scientisme, la politique et les politiciens, l’amour et l’argent, l’esprit et la lettre…
Rappelant la mésaventure survenue à Antée (dont la force résultait de ce qu’il gardait le contact avec sa mère Gaïa, la Terre, et qu’Héraclès étouffa après qu’il l’eût soulevé du sol), Taleb avance que rien ne résiste à la perte de contact avec la terre.
Le contact avec le monde réel s’effectue en risquant sa peau.
… et en en payant les conséquences, bonnes ou mauvaises. C’est apprendre par la souffrance, le « pathemata mathemata » (παθηματα μαθηματα) des Grecs anciens.
Partant de ce point de vue, Taleb préconise comme principe de précaution de ne pas s’engager dans une action dont les dommages prévisibles sont importants et les résultats, imprévisibles, et il prend clairement position contre les interventionistas qui du fond de leurs bureaux climatisés prennent des décisions dont souffrent indirectement des innocents – yézidis, minorités chrétiennes, Syriens, Libyens, etc. – et dont ceux qui les font souffrir ne subissent aucune conséquence.
Nous avons toujours été fous, mais jusqu’à présent nous n’étions pas capables de détruire le monde. Désormais, nous le sommes.
La paix ne résulte jamais d’un galimatias bureaucratique.
Si vous voulez la paix, faites en sorte que les gens commercent, comme ils le font depuis des millénaires. Ils finiront par s’arranger.
L’important, quand on a les pieds sur terre, n’est-il pas que les choses et la vie suivent leur train ? Il n’est en tout cas pas de se sacrifier pour une quelconque « grande » cause.
Libertarien, Nassim Nicholas Taleb ?
Nous libertariens, écrit-il, partageons un certain nombre de croyances, dont la principale est de substituer la règle de la loi à la règle de l’autorité. Sans qu’ils ne s’en rendent nécessairement compte, les libertariens croient aux systèmes complexes. Et, comme le libertarianisme est un mouvement, il peut se constituer en factions présentes au sein de différents partis politiques.
Plus loin, il dit son aversion pour un État qui nous dicterait notre comportement, car seule l’évolution sait si une chose fausse l’est réellement, à condition que l’on laisse la sélection s’opérer naturellement par ceux qui y jouent leur peau. À cet égard, ne prêtez pas attention à ce que les gens disent, mais à ce qu’ils font et à l’enjeu que cela représente pour eux.
Reste ce conseil donné à tous les jeunes gens qui veulent sauver l’humanité :
Jouez votre peau, créez une entreprise.
Sublime Taleb, à lire et à relire, dans sa désopilante désinvolture.
Article publié initialement en mars 2018.
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- Cette recension du dernier ouvrage de Nassim Nicholas Taleb est basée sur la version originale en anglais, Skin in the game – Hidden Asymmetries in Daily Life. ↩
Un livre à lire absolument. Un seul regret, la version française est bien faible, j’ai dû retraduire mentalement de nombreux passages en anglais pour en goûter la saveur.
Bonjour Michel,
Si une recension te démange aussi, n’hésite pas !
Amitiés
Ce qui est étrange, c’est que N. N. Taleb est un parfait francophone et il a participé à la promotion de la version française. Je pensais même qu’il avait validé la traduction…
Il a peut-être fait face à des réticences si il a suggéré “poser ses couilles sur la table”…
Si vous avez un abruti de gauchiste dans votre famille, c’est LE cadeau à faire. 😀
qui n’a pas d’abruti de gauchiste dans sa famille?
“Jouer sa peau” est une bine mauvaise traduction de “S kin in the game” qui signifie avoir mis des billes dans un projet et en sentir les conséquences néfastes en cas d’insuccès (la société fait faillite et votre capital avec; les 5 dernières années de votre vie, à 14h par jour, que vous avez investies dans un projet qui tombe à l’eau, etc.). En aucun cas l’expression a
méricaine implique qu’on puisse littéralement y laisser sa peau. Le mot “game” le dit assez clairement.
Vous vous trompez. Si vous avez lu le livre, cela ne vous aura pas échappé que l’auteur fait référence à un tableau, “Le Jugement de Cambyse”, où il est question de la peau (au sens propre) du juge Sisamnès.
Il est question de prises de risques, dans tous les sens du terme.
“Mettre sa peau en jeu” aurait déjà bien mieux traduit l’idée. Jouer sa peau ne traduit pas le choix conscient fait par celui qui prend le risque, “jouer” n’a pas le sens de “miser”.
Ce livre, à lire en anglais effectivement, est une excellente critique du socialisme qui n’agit jamais qu’avec de “l’argent des autres”. C’est à dire sans aucun “skin in the game”.